Catherine Larré collecte des images, souvent de sujets insignifiants, qu’elle archive pour former un catalogue dans lequel elle puise la matière première pour ses compositions. Elle y choisit des clichés, les détoure, les découpe, les altère, les colle, les superpose, les projette, les suspend pour constituer de fragiles et subtiles constructions qu’elle photographie. Dans les œuvres résultantes, baignées dans une atmosphère simultanément onirique et menaçante, il est souvent question d’enfance, de fluides, de dissolution des images, de perméabilité entre la réalité et la fiction. Elles illustrent pleinement le concept freudien d’Unheimliche, cette inquiétante étrangeté, ce malaise né d’une rupture dans la rationalité rassurante de la vie quotidienne. Au-delà de l’apparente joliesse de ses clichés, Catherine Larré laboure des terres plus profondes, nous parle de mort et de résurrection, de disparition et de réapparition, de transformation, de destruction et de reconstruction, de renouvellement et de perpétuation…
Tous thèmes relatifs au cycle de la vie et de la mort qui sont au cœur de la réflexion des grands mystiques…
Dans un premier temps, les corps et les paysages furent les matières premières des photographies de Catherine Larré.
Des corps flottants ou suspendus, des corps malades, des corps qui deviennent pierre, des paysages recomposés, rêvés, et irréels, des scènes champêtres, envahissaient l’espace de l’image. Dans les années 2010, poursuivant son exploration des grands thèmes de la peinture, Catherine Larré engage un travail autour de la thématique florale.
Inquiétantes et poétiques, les photographies de la série « Rendre » révèlent des cadrages serrés de bas de visages d’enfants.
Les bouches toujours ouvertes semblent soit ingérer ou régurgiter des fleurs déjà en cours de décomposition. Ambiguëes, ces bouches fleuries à la luminosité et la beauté surnaturelle évoquent l’enfance et les contes de fées, la beauté de la jeunesse et la mort, la respiration et notre dernier souffle.
Nous revient en mémoire le conte de Charles Perrault « Les Fées » dans lequel la fée offre un magnifique don à une jeune fille malheureuse dans sa famille « à chaque parole que vous direz, il vous sortira de la bouche ou une Fleur, ou une Pierre précieuse ».
Cette question de la disparition est également à l’œuvre dans la série « Mnésie », même si au premier regard elle semble plus interroger la picturalité et la mémoire.
Déjà très présente dans ses photographies plus anciennes, telles que les « Habillés », cette picturalité s’affirme dans cette nouvelle série. Catherine Larré s’empare des outils et des matériaux du peintre et s’autorise désormais à peindre directement sur les supports photographiques qu’elle a soit elle même réalisés ou qu’elle se réapproprie telles que les images collectées de souvenirs de voyages ou de vie de famille. Les secondes prises de vue, réalisées grâce à des rétros projections révéleront les brillances et les traces de pinceaux. Les photographies, les fleurs et les efflorescences semblent renaître. Les références aux maîtres du passé sont nombreuses. L’écho avec les photographies des artistes pictorialistes du début du XXème siècle ou encore avec les scènes de genre et de paysage impressionnistes est sensible. L’influence de la peinture hollandaise du XVIIème siècle pour laquelle le bouquet de fleurs est appréhendé comme vanité, une représentation allégorique du temps qui passe, est prégnante.
Cette trituration de la matière photographique se poursuit dans les œuvres les plus récentes. Grâce à des procédés toujours physiques et gestuels (collages, altérations...) et non numériques, les images se recouvrent, se superposent, se dévoilent. Au delà de ces références artistiques, les photographies de Catherine Larré nous renvoient à notre condition de mortels et évoquent notre disparition : les photos banales sont promises à la destruction, les photos de famille avant d’être déclassées se parent de leurs plus beaux atours. L’artiste les maquille, les paillette, leur donne leurs dernières couleurs. Les fleurs retrouvent une dernière jeunesse avant de se faner définitivement.
Réjane Louin
C’est en 2012, que je découvrais le travail de Catherine Larré. C’était dans une exposition de la Galerie Réjane Louin, à Locquirec, dans le Finistère. Elle présentait alors une série d’œuvres intitulées « Les Habillées ». La force et l’ambiguïté de ces images devaient non seulement m’intriguer mais également me subjuguer. C’est le même sentiment que je devais ressentir, plus tard, en admirant une nouvelle série de travaux de l’artiste, ceux qui sont l’objet de cette exposition. Ces nouvelles œuvres étranges étaient-elles voluptueuses, témoins de la manducation de délicieuses fleurs ou inquiétantes parce qu’évoquant le douloureux vomissement de sulfureuses anthèses, s’échappant de bouches dilatées. Les images de Catherine Larré me paraissaient ainsi d’autant plus passionnantes qu’elles étaient équivoques comme l’est la célébrissime Ophélia d’Everett Millais (1851) qu’on peut admirer à la Tate Britain où, j’en suis persuadé, elle a été vue et revue par notre artiste qui fut élève du Royal College of Art. Ophélia flotte dans une eau peu profonde. Son corps, chastement vêtu, est recouvert de fleurs dont on pourrait sans peine imaginer qu’elles se sont, elles aussi, échappées de sa bouche entrouverte. Souvent les fleurs sont ainsi, dans l’histoire de l’art, associées à la fois, à l’éclat énivrant de la jeunesse et aux menaces du temps qui passe inexorablement
comme on le voit dans les vanités des 16e et 17e siècle, les hollandaises de Jan Davidszoon de Heem et les françaises, de Philippe de Champaigne qui font écho aux vers du psaume 105 « L’homme ! Ses jours sont comptés comme l’herbe. Il fleurit comme la fleur des champs. Lorsqu’un vent passe sur elle, elle n’est plus et le lieu qu’elle a occupé ne la reconnait plus. » N’est-ce pas ce sentiment mélangé à la fois de l’éclat de la fragilité des choses qui animait également le mouvement hippie quand Scott McKenzie chantait en 1967, trois ans après la naissance de Catherine Larré « If you are going to San Francisco be sure to wear some flowers in your hair… »
Dans l’œuvre de Catherine Larré se croisent ainsi la temporalité d’une époque et l’intemporalité d’un thème. N’est-ce pas cela justement qui a séduit le grand collectionneur qu’est François Pinault dont on sait l’exigence, et qui fait l’honneur à la biennale des arts de Nice de lui prêter 11 œuvres qui, s’ajoutant à celles du studio de l’artiste, permettent une formidable incursion dans une œuvre troublante et fascinante.
Jean-Jacques Aillagon